Artaud et Van Gogh sur le fil du rasoir

Le musée d'Orsay propose jusqu'au 6 juillet l'expo « Van Gogh/ Artaud. Le suicidé de la société »

Je craignais le pire suite à la présentation faite par le journaliste Louis Laforge, lors d'une récente édition du Grand Soir 3 : « C'est l'exposition de 2 fous». Et il insistait l'animal, face à la commissaire d'exposition, « mais il étaient fous n'est-ce pas, ils étaient fous tous les deux, c'est bien l'exposition de 2 fous ? ».
Heureusement rien de tel, l'exposition est superbe et fera date.
Artaud à la fin de sa vie écrit cette phrase inouïe : « Je suis l'Infini ». Et de quoi souffrit Van Gogh, pourquoi ses bouffées de démence ? Il a confié à son frère ( cette lettre n'est jamais citée) qu'il souffrait de l'Infini, du sentiment de l'Infini en lui et que quand il peignait en pleine nature il était en état de transe et que la nature extasiée l'abreuvait de tant d'Infini que la pauvre cage de son moi ne pouvait le contenir, qu'il était débordé et qu'il en explosait .
« Un fou, c'est quelqu'un qui ne peut pas s'empêcher de faire le fou », écrivait Jacques Audiberti.
Dans cette expo, pas de répit pour le spectateur, il lui est demandé de mesurer son regard à l'aune de la Vision, d'être sur le fil du rasoir. Tel est l'enjeu, la confrontation entre les imaginaires de 2 génies. Thème-creuset : la Nature. Et il y a chef-d'œuvre. Exemple : la vue de ces wagons tagués sur une voie de garage, un petit format peint par Vincent à Arles, abandonnés entre ciel liquéfié et herbe pourrissante, une merveille. Tout ce qui fait une bonne peinture est là : la composition, ferme, les harmonies, ici outrées , la matière, dense, et la trace d'un geste, les coups de pinceau du peintre.

En revanche, pour qui ignore tout d'Artaud, les extraits du « Van Gogh le suicidé de la société » qui commentent les peintures, peuvent faire croire que l'Artaud convoqué ici n'est qu'un critique d'art parmi d'autres. D'autant plus que le texte d'Artaud sur Van Gogh est sous-exploité. Les pages les plus virulentes sont occultées ou insuffisamment mises en valeur, notamment dans la salle qui montre les toiles peintes durant l'internement à l'asile de St Rémy de Provence. L'ensemble est timoré et frustrant. Et il faut pénétrer plus avant dans l'expo, faire un effort, pour commencer à comprendre qui est Antonin Artaud et la thématique de l'expo : Artaud n'est pas un simple commentateur de Van Gogh, les deux corpus sont au diapason et d'intensité égale. Mais il n'y a pas assez de dessins d'Artaud dans l'expo pour que le spectateur saisisse l'importance d'Artaud dessinateur.
Or, non seulement Artaud est un grand poète, mais aussi un immense dessinateur. Antonin Artaud n'est pas que l'auteur de quelques 40 formats raisin mais de centaines de dessins et portraits enfermés dans les 440 cahiers d'écolier qu'ils nous a laissées, désormais à l'abri des spéculateurs dans les fonds de la Bibliothèque Nationale. Des cahiers qui devraient être publiés en fac-similés et diffusés sur le net.

La levée des corps. Eau-forte. 50/65 cm

Le mur de photos d'Artaud prises par Denise Colomb fin 1947, à la demande de Pierre Loeb, est un moment fort de l'expo. Je ne connaissais que quelques unes de ces photos. Elles sont toutes réunies ici, les bonnes et les mauvaises, les floues et les ratées. Et c'est bien d'avoir tout montré car l'ensemble fait penser à un film, à un accéléré. Artaud revit sous nos yeux, le temps d'une séance-photo. Il y apparaît même en pied. C'est très impressionnant. Car du coup, on l'imagine face au public lors de la « conférence » qu'il donna au théâtre du Vieux-Colombier le 13 janvier 1947, un événement dont nous n'avons aucun témoignage photographique. Cette séance-photo a valeur de document. On connaît l'anecdote : au cours de la séance, un spot éclate et Artaud devient nerveux. C'est ainsi qu'il nous apparait sur ces clichés, inquiet, tendu, pressé d'en finir. Quelque chose d'exceptionnel fut capté là, ce jour là. Nous devons accepter la confrontation avec « l' horrible travailleur », la décrépitude, la maladie, mais aussi avec la fulgurance de celui qui traversa le langage, l'intensité de son « regard perceur de murailles », puis nous en détacher. Car c'est un document dont on doit se méfier, qui peut nourrir une fascination malsaine et entériner le mythe.
Près de moi, une jeune femme retient ses larmes. Je n'ose lui dire : remettez-vous madame, c'est derrière vous que ça se passe, sur le mur opposé. Y est présenté l'autoportrait d' Artaud daté de 1946 ( 2 millions d'euros pour cette feuille achetée chez le libraire du coin par un poète fauché qui exécute son autoportrait en une heure…). Ce visage nous aspire. De loin, c'est le portrait d'un vieillard. Puis tandis qu'on approche, celui d'un vieil homme, puis d'un homme jeune, puis d'un jeune homme, enfin celui du vainqueur de la maladie, des affres et du temps, le guerrier solaire, l'immortel, le Victorieux. Rimbaud avait raison, « la poésie, c'est le pas gagné ». L'exécution, les glyphes acérés et les gris du graphite renforcent l'impression ; rien que «de la ferraille d'ossements ».

Autre initiative, heureuse, la projection des 32 séquences de films dans lesquels Artaud a tourné. La trouvaille c'est de nous proposer ses prestations sous forme de flashs. On peut même parler d'apparitions car Artaud ne tint jamais de second rôle au cinéma, encore moins de premier. Un mauvais acteur, un clone de Robert le Vigan ; un exalté au jeu outrancier ( si l'on exclut les regards plein de compassion de frère Massieu dans la Jeanne d'Arc de Dreyer ou du bohémien amoureux dans Tarakanova) qui fait du muet en plein cinéma parlant et joue le cachet dans les navets de l'époque. On a même droit à un Artaud barbu et en burnous, travesti en Ben Laden. Un sommet du kitch. Idem pour sa confrontation à l'écran avec Pierre Fresnay dans Königsmarck. Le grand théoricien du théâtre du 20e siècle en fut réduit à jouer les seconds couteaux, pour manger. On est loin de « l'athlète affectif ». A moins qu'il ne s'agisse pour Artaud de tentatives pour introduire le Théâtre Chinois, la pantomime ou le Nô, dans un cinéma qui a renoncé à sa fonction première, au mythe, et donne 30 ans à peine après son invention dans le théâtre de boulevard filmé, comme aujourd'hui. Vues sous cet angle, les prestations d'Artaud ne seraient pas si détestables car en complet décalage avec le système d'alors, à contre-emploi, au sens fort du terme. C'est possible. Dans les 2 cas, c'est raté. Mais l 'essentiel n'est pas là. Car tandis que défilent sous nos yeux les images et leurs années de tournages, tournent dans nos têtes les pages d'un autre calendrier : 1932, premier manifeste du Théâtre de la Cruauté, 1934 : Héliogabale, 1935 : les Cenci. L'homme est sur tous les fronts des avant-gardes de l'époque, regarde vers l'Orient, la Tradition, l'Alchimie, la Chine, les précolombiens et les Balinais. C'est ça qui est émouvant : voir l'acteur-Artaud au cinéma, c'est suivre à la trace Artaud-le poète, voir la tête qu'il avait à l'époque, tandis qu'il signait ses brûlots, avant les 9 années d'internement. Et c'est exactement comme si l'on découvrait Baudelaire filmé, comme si nous entendions la voix de Baudelaire et le voyions vivre, capturé sur pellicule.

« Un jour, la peinture de Van Gogh armée de fièvre et de bonne santé,
reviendra pour jeter en l'air la poussière d'un monde en cage que son cœur ne pouvait plus supporter . »
Ce jour est-il arrivé ou l'annonce reste t'elle de l'ordre de la prophétie, épiphanie éternellement différée?
En sortant d'Orsay, on se pose la question. A peine un dixième de seconde, car on connaît déjà la réponse.
S'il n'est d'autre transmutation que celle du regard enfin apaisé sur les choses et le monde, une révolution est encore possible, pour quelques voyants. Quant au roi Arthus, il continuera à tambouriner longtemps et à mendier désespérément à nos portes en quête de Sacré, « pour le pauvre Popocatépetl, la charité, SVP. »

En couverture : portrait d'Alain Gheerbrant par Antonin Artaud

« A Alain Gheerbrant, qui fut l'un des premiers à rechercher l'interné Artaud à sa sortie de l'asile de Rodez et à vouloir lui demander un livre quand l'interné Artaud n'avait encore donné aucune preuve de son existence littéraire ou de son existence simplement. »

Alain Gheerbrant est le co-auteur du « Dictionnaire des symboles » et a signé « l'Or ou l'assassinat du Rêve » (1992) et « La transversale » (1995), son autobiographie. Je le sollicite en 2000 pour une préface à mon portfolio « Pièges à Esprits » qui réunit 7 eaux fortes. Il accepte et écrit « L'homme à tête de marteau ». Clin d'œil et échange de bons procédés, il me propose en 2002 d'illustrer La vie sordide et l'amour admirable. Ce que je fais. Ces dessins sont visibles sur mon site www.daniel-estrade.com
Les 25 pages de « La vie sordide et l'amour admirable » sont la réponse, différée, d'Alain Gheerbrant à la question posée en 1929 dans la revue « La révolution surréaliste » : "Croyez vous à la victoire de la vie sordide sur l'amour admirable ou à la victoire de l'amour admirable sur la vie sordide ?" Ce long poème a été écrit en 1947. C'est une époque charnière pour son auteur : en 1948, après la mort d'Antonin Artaud dont il a publié les derniers textes, notamment «Van Gogh ou le suicidé de la société", il monte le projet de l'expédition Orénoque-Amazone et quitte « l'Europe aux anciens parapets ». Ce poème n'a jamais été édité. Alain Gheerbrant est décédé le 21 février 2013.

Daniel Estrade.

Ps : et me reviennent en tête, subitement, les mots d'André Breton à propos d'Artaud : « La jeunesse à jamais, reconnaitra pour sienne cette oriflamme calcinée ». Ces mots sont'ils encore audibles aujourd'hui ?

« Sur le désir, le sans désir ». La vie sordide et l'amour admirable. Dessin. 20/30 cm

 

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